L'intersectionnalité, on en parle avec Lisette Lombé

L’invisibilisation dans l’espace public ou médiatique est une réalité que connaissent la plupart des femmes. A fortiori lorsqu’elles subissent d’autres discriminations liées à leur identité, à la couleur de leur peau, à leur invalidité… Rencontre avec Lisette Lombé qui, par sa poésie sociale, combat de nombreuses discriminations.

Texte : Caroline Dunski – Photos : Amin Ben Driss

Lisette Lombe, artiste multidisciplinaire
© Amin Ben Driss

Bien que représentant 50% de la population, les femmes sont sous-représentées dans la ville. Peu de rues ou de stations de métro portent des noms de femmes, tout comme peu de statues sont érigées pour commémorer des femmes qui se sont distinguées dans les arts, les sciences ou des faits héroïques. Il en va de même dans le domaine médiatique.

Le 5 mars 2020, juste avant que la Belgique entière ne soit confinée, Wikimedia et Les Grenades, collectif féministe de la RTBF, organisaient le premier « Wikithon », un marathon d’édition sur Wikipédia. Objectif : créer 100 nouveaux profils de femmes sur Wikipédia, où il n’y a que 18% de biographies féminines. Une sous-représentation qui influence notre manière de connaitre l’Histoire.

Ce Wikithon constituait aussi une façon de fonder progressivement un matrimoine, c’est-à-dire l’héritage culturel et artistique qui vient des femmes. « Le matrimoine est un terme que l’on utilise pour pallier l’invisibilisation des femmes qui sévit dans tous les domaines : en architecture, en littérature… », explique Lisette Lombé, co-fondatrice du collectif L-Slam. « Les historiennes réinterrogent la femme préhistorique qui serait restée dans sa caverne, celle du Moyen-Âge… Des livres, des séries, des spectacles théâtraux renversent cette invisibilisation, en présentant les femmes pour ce qu’elles sont, et non en tant que ‘femmes de’, ou en portant à la scène ou à l’écran des personnages interprétés par des comédiens et comédiennes qui sont véritablement les personnes transgenres ou homosexuelles qu’elles interprètent, par exemple. »

Le déboulonnage des statues nous coupe de toute une partie de la population. Je suis dans la recherche d’une façon de combiner la revendication politique et le maintien d’un dialogue avec la population.

L’afro-féminisme, une des confluences

« Pendant une partie de ma vie, je me disais simplement féministe. Je me situais sur la ligne de la lutte contre la culture du viol, des inégalités salariales. À l’intérieur de là, il y a des spécificités propres aux femmes racisées. Parfois, dans les institutions, il n’y a pas beaucoup de place pour ces questionnements spécifiques et, de facto, se dire ‘afro-féministe’, c’est se créer un espace collectif où on peut discuter de sujets communs avec des portes d’entrée différentes, des attentions différentes. Quand j’étais petite, le racisme était toujours présenté comme interpersonnel, non comme un processus systémique. Quand je rencontrais une personne raciste, je devais passer mon chemin, mettre ma petite toile cirée pour me protéger du crachin et des crachats qui tombaient sur mes épaules. Il fallait tracer sa route de l’intégration. Quand on a une grille de lecture plus politisée, qui interroge les systèmes, on comprend que les institutions elles-mêmes charrient des pratiques racistes, un regard raciste ou une histoire raciste. Même dans le mouvement féministe centenaire, qui est concomitant de la colonisation. Dans les écoles, si on ne s’interroge pas sur les récits uniques que contiennent les manuels scolaires, que l’on ne propose pas de récit commun aux différentes parties de la population, elles cessent de jouer leur rôle d’ascenseur social et deviennent plutôt reproductrice d’inégalités. »

« Empowerment » ou « empouvoirement »

La question du déboulonnage des statues « coloniales » ou du changement des noms de rues (évoquée dans certains conseils communaux, à Bruxelles-Ville, Watermael-Boitsfort ou Charleroi) éveille chez la poétesse d’origine congolaise un questionnement sur la façon dont l’art engagé, l’art social peut habiter l’espace public, investir les quartiers, y laisser une trace et dire autre chose du passé et de ce vers quoi on va. « Le déboulonnage des statues nous coupe de toute une partie de la population. Je suis dans la recherche d’une façon de combiner la revendication politique et le maintien d’un dialogue avec la population. Dans le collectif slam que j’ai créé, on essaye de repolitiser la notion d’empowerment ou ‘empouvoirement’. Ce n’est pas comment chacune gagne confiance dans sa voix personnelle, mais c’est comment on modifie des pratiques à un niveau plus large, comment par l’animation d’atelier, comment par la composition des jurys de concours, on peut modifier un paysage et un mouvement slam et amener une modification en profondeur de qui est sur la scène. Aujourd’hui, il y a plus de femmes que d’hommes, plus de personnes racisées. C’est un travail de longue haleine, parce qu’on est toujours à la ramasse sur la question du validisme dans nos espaces de parole. Le slam constitue une belle ouverture sur la voix des femmes, des personnes racisées, des personnes en fauteuil roulant… »

L’intersectionnalité, c’est un endroit d’équilibriste très difficile à tenir, qui nécessite constamment de marcher sur des œufs. C’est aussi un bel endroit qui nous empêche d’utiliser un ‘nous’ qui serait comme un rouleau compresseur.

L’intersectionnalité à la confluence des discriminations

L’invisibilisation des femmes est plus forte encore parmi certaines catégories de femmes. « De grandes catégories de population sont passées à la trappe de la visibilité ou de la représentativité. Il y a des personnes qui, du fait de leur invisibilité, n’ont pas droit à la parole, et d’autres personnes qui prennent la parole à leur place. On l’a vu sur la question du port du voile, dans les médias mainstream, beaucoup d’hommes blancs, qui ‘savent mieux que’, prennent la parole et laissent très peu de place aux personnes concernées. C’est le cas aussi des travailleurs et des travailleuses sans papiers. C’est comme si ces personnes n’existaient pas, alors qu’on sait pertinemment qu’elles participent à l’économie. »

L’intersectionnalité est une grille de lecture qui permet de croiser la lecture de différents faisceaux de discriminations. « Elle permet de croiser les questionnements sur le racisme, le sexisme, le patriarcat, le capitalisme, le validisme, la grossophobie, l’homophobie. C’est un lieu qui permet de comprendre la multiplicité des discriminations et la complexité de la société contemporaine. Je me sens sur un gué, à la confluence de plusieurs fleuves, qui charrient plusieurs altérités. Cela n’aurait pas de sens d’être féministe sans interroger les rapports de classes sociales, de questionner le racisme… L’intersectionnalité, c’est un endroit d’équilibriste très difficile à tenir, qui nécessite constamment de marcher sur des œufs. C’est aussi un bel endroit qui nous empêche d’utiliser un ‘nous’ qui serait comme un rouleau compresseur, comme la deuxième vague du féminisme disait ‘nous les femmes’, sans tenir compte de la situation des femmes racisées. »

L’approche intersectionnelle fait aujourd’hui l’objet de réserves et de critiques, dont certaines servent des calculs politiques et idéologiques. Lisez ici le dossier qu’Espace-vie a consacré aux empreintes coloniales et décoloniales dans les espaces publics et culturels.