Empreintes coloniales et décoloniales dans les espaces publics et culturels

Espace-vie s’est penchée sur les traces de la mémoire coloniale dans les paysages, bâtis et culturels, du Brabant wallon. Et ce, à travers deux prismes. Le premier prisme porte sur les traces matérielles (toponymie, statuaire, monuments, etc.) qui interrogent la contribution du Brabant wallon dans l’aventure coloniale. Il explore aussi la place concédée à la décolonisation de ces espaces. Le second prisme met en relief la manière dont des artistes et/ou organismes culturels, muséaux et universitaires actifs en Brabant wallon et ailleurs s’emparent de la question de la décolonisation des savoirs et des regards. Si notre échelle géographique est de facto alignée sur celle du contexte colonial (histoire belge et internationale), nous avons été tout particulièrement attentives à la résonance de cette problématique, mondiale, en Brabant wallon.

Textes : Karima Haoudy et Caroline Dunski - Photos : Nicolas da Silva Lucas, Idesbald Goddeeris, Maureen Schmetz, Hervé Thouroude et Westtoer

Empreintes coloniales dans l'espace public

Du fin fond des campagnes ardennaises à la façade maritime de la côte belge, le Congo colonial est là. Dans son ouvrage The Leopard, the Lion, and the Cock, Matthew G. Stanard recense une kyrielle de traces qui parsèment nos tissus urbains et ruraux. C’est près de 450 noms de rue qui font référence au Congo et à l’entreprise coloniale, pour ne se cantonner qu’à la toponymie. Mais en Brabant wallon, combien de traces ? Et surtout, que disent ces traces des rapports du Brabant wallon avec le Congo et avec le processus de décolonisation ? Tout d’abord, les quelques témoignages identifiés à ce jour appartiennent à une séquence chronologique qui couvre toute l’histoire de la colonisation belge et de l’après-Indépendance, soit de la fin du 19e siècle à 1967, avec notamment le Mémorial Kongolo situé à Gentinnes (Chastre). De typologies différentes, ces traces s’inscrivent stratégiquement dans la politique nationale de réhabilitation de l’entreprise coloniale belge. Et ce, après les vives critiques nationales et internationales qui dénoncent la désorganisation, les abus et les crimes qui contraindront Léopold II à céder les rênes de l’État Indépendant du Congo, « sa colonie privée » au Gouvernement. Le Congo est désormais une colonie belge, de 1908 à 1960. Dans l’esprit de l’époque, il fallait, sur cette longue période, affirmer la légitimité d’une entreprise dite civilisatrice. Avant d’aller à la rencontre de cette mémoire, il est important de rappeler que ce faisceau de traces et sa rhétorique paternaliste sont à lire avec un recul historique et qu’il est nécessaire de les appréhender dans le contexte idéologique, des 19e et 20e siècles.

Vendre et vanter le Congo colonial

À distance, la propagande coloniale louera un contingent de « petits et grands » personnages qui, issus du Brabant wallon, ont participé, dans des domaines variés, à l’aménagement et à la consolidation du régime colonial. Pour certains, c’est même à l’aube de la mise en place de la colonie. C’est le cas des « onze pionniers de l’œuvre congolaise » originaires de Perwez que la Biographie coloniale évoque à travers le parcours militaire d’Eudore Closet. Dans ce sillage, d’autres communes honorent leurs enfants du pays, dépeints comme des « héros morts pour la civilisation ». À l’instar du Monument dédié à Arthur Dandoy, géomètre originaire de Céroux-Mousty et considéré comme « l’un des premiers européens à avoir atteint les confins du Haut Kasaï », qui a participé à la répression de tribus africaines insurgées. Des recherches historiques plus approfondies devraient permettre de nuancer le récit hagiographique que nous livre la Biographie coloniale à propos de ce personnage et de bien d’autres qui, à défaut de statues, sont élevés par le verbe élogieux, sur le socle des solides valeurs patriotiques.

Un remerciement à V. Bragard, UCL, G. Convents, historien, anthropologue et spécialiste du cinéma de l’Afrique coloniale et contemporaine, V. Vandermeesch, UCL, P. Van Schuylenbergh, Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren, V. Pourcelle, G. Valdès, E. Meuwissen, historien, C. Braeckman journaliste, et enfin les historiens P. Blanchard et I. Goddeeris, qui ont nourri cet article par leurs réflexions, leurs questions et apports de ressources documentaires. Un remerciement appuyé tout particulièrement à D. Verhaegen, documentaliste-défricheur.

L’exemple de Victorien Lacourt et celui d’autres familles (Goffin, Jolly, Solvay, etc.) mettent en relief l’importance des réseaux internationaux d’une bourgeoisie qui trouvera dans la colonisation de juteux débouchés, économiques et foncier.

Le sillon de la possession

Moins visible dans l’espace public, mais néanmoins éclairante pour comprendre l’organisation du système colonial, est la contribution des « grandes » familles à l’entreprise coloniale. L’inventaire de M. G. Stanard ne sonde pas le sillon des relations économiques et politiques, qu’ont tissées, depuis le Brabant wallon, les « grandes » familles avec le Congo. Celles-là même qui, issues du sérail de la bourgeoisie et de l’aristocratie terrienne et industrielle, ont contribué à la fabrique du territoire du Brabant wallon. L’historien Éric Meuwissen rappelle la convergence des intérêts coloniaux, économiques et fonciers, au sein de ces familles : « C’est le cas, par exemple, du jardinier-horticulteur Victorien Lacourt, aussi désigné le Premier colon ou le Jardinier du Congo qui, originaire de Grez-Doiceau, a fait fortune au Congo en exploitant des plantations de café, cacao et de caoutchouc, déployées sur de vastes concessions sur la rive du Sankuru ». Fortune faite au Congo, il bâtira, dans son fief, la Villa Sankuru (Le Coteau). Cet exemple et celui d’autres familles (Goffin, Jolly, Solvay, etc.) mettent en relief l’importance des réseaux internationaux d’une bourgeoisie qui trouvera dans la colonisation de juteux débouchés, économiques et fonciers. Aujourd’hui, des artistes congolais, comme Sammy Baloji, exhument le lien entre passé et présent, à travers les fléaux de l’exploitation des ressources minières du Congo, sous notre ère postcoloniale, laquelle perpétue l’ordre d’un marché mondial inégal.

Rond-point et pas de vue critique

D’autres témoignages illustrent la veine sociale et philanthropique de l’entreprise coloniale, à l’instar de la Résidence Stanley, home des vétérans coloniaux. De cet établissement, fondé en 1948 par le colonel Muller, à proximité du lac de Genval, il ne reste plus qu’un buste de Léopold II. Un buste qui allait se fondre dans le lierre de l’oubli si, en 2005, « La Liane », une association d’anciens colons, n’avait pas convaincu la commune de Rixensart de le restituer, au cœur d’un rond-point à Genval. La résurgence de ce symbole colonial, dénué d’une contextualisation, est à replacer dans la lignée de réhabilitations, au début des années 2000, de figures coloniales dans l’espace public, essentiellement flamand (Neerpelt, Herk-de-Stad, Deinze, etc.). Des come-back conjugués à une restauration de symboles coloniaux contestés, comme c’est le cas du Monument du Congo au Parc du Cinquantenaire, nous apprend l’historien Idesbald Goddeeris.

Inconnu à cette adresse

Diverses marques ponctuent le paysage brabançon wallon. Toutes sont unies par l’emploi d’une rhétorique qui élude les parts sombres de l’esclavagisme, du racisme, des souffrances, des pillages, mais aussi des amitiés belgo-congolaises qui ont jalonné cette histoire commune. Plus que tout, en sont absents les Congolais et Congolaises. Aucune rue ou témoignage en hommage aux figures de la décolonisation : Paul Panda Farnana, premier congolais diplômé de l’École d’Horticulture de Vilvorde, Patrice Lumumba, Joseph Kasavubu, etc. En cela, le Brabant wallon ne se distingue pas du reste du territoire belge, qui ne compte à ce jour qu’une rue (à Charleroi) et un petit square (à Ixelles) dédiés à Lumumba. Récemment, la ville de Louvain a ôté une statue de Léoplod II de l’espace public et a ravivé le souvenir de l’infirmière belgo-congolaise Augusta Chiwy engagée comme volontaire pendant la Bataille de Bastogne.

Reconstruire une histoire chorale

Constat est fait de la nécessité aujourd’hui de regarder cette histoire dans toutes ses nuances, ses paradoxes et aussi de combler ses angles morts, en mettant en lumière les figures africaines oubliées. Au monologue de ces vestiges, il faut joindre les voix plurielles, notamment celles des décolonisés et de tous ceux et celles qui les questionnent. Retirer de l’espace public ces symboles au risque de contribuer à un effacement de la mémoire ? Maintenir ces traces tout en déconstruisant le discours colonial via un appareillage pédagogique et/ou via une réponse artistique comme l’a fait tôt, en 1978, l’Algérie indépendante, avec l’intervention de M’hamed Issiakhem ? Rendre un hommage tangible aux figures africaines mises dans l’ombre ? C’est dans ces sens différents que certains acteurs publics, et surtout de la société civile, s’attellent à la déconstruction du discours colonial pour reconstruire une histoire chorale, à la suite des appels de la rue du mouvement Black Lives Matter.

Karima Haoudy

Diverses marques ponctuent le paysage brabançon wallon. Toutes sont unies par l’emploi d’une rhétorique qui élude les parts sombres de l’esclavagisme, du racisme, des souffrances, des pillages, mais aussi des amitiés belgo-congolaises qui ont jalonné cette histoire commune.

Depuis la parution de cet article, nous avons eu un retour du Cercle Historique de Perwez qui nous a signalé que les deux plaques situées à Perwez et répertoriées dans l’inventaire de Matthew G. STANARD (The Leopard, the Lion, and the Cock) ont toutes deux disparu, à la suite des destructions commises lors de la Seconde Guerre mondiale. En 1974, une nouvelle plaque a été apposée sur l’Hôtel de ville de Perwez reconstruit, mais celle-ci différait fortement de la version originelle de 1930 en omettant et en ajoutant certains noms. Cette deuxième version a dès lors été remplacée par une troisième plaque, qui comprenait encore des erreurs, lors de la rénovation de l’Hôtel de ville au début des années 2000. Cette plaque a été décrochée de la façade de l’Hôtel de ville en 2019 à la demande d’un citoyen offensé par le contenu qui évoque le fait que les « Perwéziens ont œuvré à la civilisation du Congo ». Cette plaque est actuellement conservée au Cercle Historique de Perwez et sera l’objet d’un article préparé par le même Cercle.

K. H.

Décoloniser l'espace public

Nombreuses sont les traces qui parsèment notre paysage d’une narration unilatérale de l’expérience coloniale. Mais comment prendre ces traces en charge ? À leur déboulonnage, on peut opposer d’autres voies. Échange sur ces questions d’actualité avec l’anthropologue Bambi Ceuppens et les historiens Pascal Blanchard et Idesbald Goddeeris.

Détruire les traces du passé, même violentes, est pour moi contre-productif.

Pascal Blanchard est historien, chercheur-associé au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation (CRHIM-UNIL) à Lausanne, spécialiste du fait colonial, des immigrations et de l’histoire contemporaine.

Décoloniser pour rendre visible[s]

Pour partir sur les traces de la colonisation et de la décolonisation en Brabant wallon, on pourra explorer l’espace public, mais aussi le travail de certains universitaires et artistes qui parlent de décoloniser les musées, les savoirs et les regards.

Alors que depuis un an une commission parlementaire se penche sur le passé colonial de la Belgique avec l’objectif d’en extraire des enseignements pour le futur, dans d’autres sphères, académiques et artistiques, des hommes et des femmes s’interrogent sur l’invisibilisation des personnes afro-descendantes. Ils et elles revendiquent de décoloniser les territoires culturels et de porter un regard qui cesse d’être européo-centré, non seulement sur le passé, mais aussi sur l’avenir. Dans les lignes qui suivent, nous avons appréhendé cet enjeu universel à l’aune d’exemples brabançons.

Contrer le « néo-colonialisme scientifique »

Décoloniser les savoirs et la recherche, tel est l’enjeu de l’ouvrage collectif La série BUKAVU. Vers une décolonisation de la recherche, édité par Aymar Nyenyezi, An Ansoms, Koen Vlassenroot, Emery Mudinga et Godefroid Muzalia, qui s’évertue à rendre audibles les « voix silencieuses ». C’est-à-dire celles des assistants de recherche qui, en République démocratique du Congo, effectuent l’essentiel travail de terrain pour le compte des chercheurs, seniors ou juniors, des pays du Nord, sans que leurs contributions ne soient ni correctement rémunérées ni explicitement mentionnées dans les publications qui en résultent. C’est aussi un blog, Silent Voices : Bukavu Series, qui explore la dynamique de pouvoir entre les chercheurs du Nord et du Sud, la façon dont le savoir est produit et les problèmes éthiques soulevés par la recherche effectuée sur des terrains conflictuels.

Soutenu par l’Université de Gand et l’UCLouvain, le projet montre que cette dynamique de pouvoir découle des relations de dominations coloniales qui restent prégnantes au sein de diverses institutions, universités, fondations, gouvernements et autres organisations non gouvernementales. Élisée Cirhuza, un des auteurs de l’ouvrage, parle d’ailleurs de « néo-colonialisme scientifique ».

Une (r)évolution muséale

Les musées, ces gardiens du savoir, de l’art et de la mémoire, doivent aussi relever le défi d’une décolonisation. Au-delà du débat sur la restitution des objets d’art et utilitaires, il est aussi question d’expliquer le contexte de la production et de l’acquisition des objets et des œuvres qu’ils présentent au public, afin de poser un regard critique sur le passé. 

À Louvain-la-Neuve, depuis 1987, le Musée L (ancien musée universitaire de l’Institut supérieur d’archéologie et d’histoire de l’art) détient les sculptures et archives du sculpteur Arsène Matton, qui a fini ses jours à Chaumont-Gistoux en 1953. La collection a été léguée au musée par son fils, le Docteur Luc Matton. En 1911, celui qui se présentait lui-même comme « le premier sculpteur colonial » a réalisé des moulages de la population congolaise pour ce qui s’appelait encore « Musée du Congo belge » à Tervueren, à la demande de Jules Renkin alors ministre des Colonies, mais aussi des études pour nourrir son œuvre. Les notes de son carnet de voyage reflètent l’idéologie paternaliste et raciste de cette époque. Quelques pièces de la collection sont présentées dans une vitrine pour montrer l’actualité de la recherche sur les collections du Musée L. « Ces éléments comme les commentaires de nos guides en visite guidée visent à recontextualiser les objets et notamment les collections africaines dans une approche plurielle, historique, contextuelle, esthétique, anthropologique… », explique Sylvie De Dryver, responsable du service aux publics au Musée L. Les guides assurent la médiation et la transmission de contenus historiques en abordant les thématiques telles que « colonisation », « exploitation des ressources », « acculturation » ou encore « évangélisation ». La décolonisation reste un sujet très complexe. Le débat dépasse ainsi largement la question de la restitution des objets et porte également sur la manière dont les institutions muséales décortiquent les témoignages artistiques, imprégnés de l’idéologie coloniale. En somme, comment les musées effectuent une (r)évolution intérieure.

Décentrer le regard pour ne pas le détourner

Dans leurs perceptions, dans leurs œuvres, dans leurs représentations, les artistes, qu’ils soient Congolais ou non, permettent de changer les références de la question coloniale. Avec Sabrina Parent, professeure à l’ULB, Véronique Bragard, professeure à l’UCL, termine la rédaction d’un ouvrage consacré aux adaptations en bande-dessinée d’Au cœur des ténèbres. Ce roman court de Joseph Conrad est largement inspiré du voyage que le romancier effectua au Congo en 1890. Il raconte le périple de Charles Marlow, un jeune officier de la marine marchande britannique chargé de rétablir des liens commerciaux avec Kurtz, le directeur d’un comptoir situé au cœur de la jungle dont on est sans nouvelles depuis plusieurs mois.

« Travaillant de plus en plus sur le médium de la bande dessinée, force est de constater que le passé colonial s’immisce de plus en plus entre les cases. L’ouvrage clé Au coeur des Ténèbres de Joseph Conrad, qui plonge le lecteur dans les horreurs du colonialisme, a été adapté plus de cinq fois de manières très différentes ces dernières années. Si ce travail créatif cherche à comprendre un passé qui nous a été caché, il évoque aussi combien cette extraction au coeur de la conquête coloniale évoque de manière indirecte ce qui se passe aujourd’hui au Congo. Le photographe Sammy Baloji envisage les entremêlements entre le Congo de Léopold II et la RDC actuellement pillé par les multinationales (voir Studio International 2019). Les adaptations BDs de Conrad, qui sont autant de réécritures, résonnent très fort avec ce que vivent encore les Congolais aujourd’hui. Par ailleurs, elles évoquent comment ces bédéistes ont découvert, à travers les archives publiées sur le web, les atrocités commises par le régime et invisibilisées dans les programmes scolaires, par exemple. Les mains coupées, le travail forcé pour construire le chemin de fer, l’exploitation de l’ivoire et du caoutchouc sont au centre de ces ouvrages qui leur donnent une présence visuelle et matérielle. Plusieurs BDs contiennent des annexes qui expliquent les recherches effectuées par leurs auteurs. La première version illustrée de Au coeur des ténèbres est celle de Jean-Philippe Stassen et Sylvain Venayre, parue en 2006. C’est le texte de Conrad lui-même qui est traduit et illustré par des pages qui superposent plusieurs temporalités du texte. On y voit que Marlow, personnage principal du roman, perçoit les atrocités commises, mais détourne le regard. On sent qu’il est choqué par certaines scènes, mais qu’il reste dans son rôle de blanc paralysé dans son incapacité à dénoncer. Les atrocités sont présentes dans les marges et coins de la page. Certains détails abjects créent une tension profonde avec la posture indifférente du narrateur. La version anglaise de l’illustratrice kenyane Catherine Anyango et de l’écrivain-journaliste David Zane Mairowitz n’a pas encore été traduite en français. Si il n’y reste qu’un tiers du texte de Conrad, beaucoup y est présent dans un visuel obscur des emmêlements qui donne beaucoup d’espace visuel aux colonisés. Il s’agit toujours de décentrer le regard. Avec Kongo. Le ténébreux voyage de Józef Teodor Konrad Korzeniowski, Tom Tirabosco et Christian Perrissin réalisent plutôt une biographie de Conrad, qui a vécu ce voyage et en est revenu complètement dévasté. Il est important de mentionner qu’Au cœur des ténèbres n’évoque pas la Belgique ni les mains coupées. Le roman parle de la colonisation d’un point de vue plus universel, de la course au capitalisme et à l’ivoire, de l’horreur de l’esclavage, mais Conrad ne voit pas les mains coupées. Par contre, dans la version de Stéphane Miquel et Loïc Godart, il y a deux fois une main coupée au milieu de la page. Cette image amène un autre débat. C’est intéressant, parce qu’il donne une autre version d’un texte qui a été fort critiqué, notamment par l’écrivain nigérian Achebe, qui avait trouvé ce texte très raciste parce qu’il utilise l’Afrique pour dénoncer la décadence occidentale et, en schématisant, qu’il réduit les Africains à des espèces d’animaux qui ne parlent pas et qui marchent à quatre pattes. Dans la version de Miquel et Godart, les personnages congolais marchent à quatre pattes parce qu’ils ont été mutilés ou sont malades. Les auteurs se permettent de nouvelles manières d’appréhender le texte, notamment en parlant des mains coupées. Décentrer, pluraliser le regard me semble très important dans la question décoloniale et c’est ce que la BD permet de plusieurs façons. Le texte de Conrad, écrit en 1899, n’était pas très critique du colonialisme à la base. Les bandes-dessinées qui l’adaptent affirment une critique de la colonisation qui amplifie à la fois la présence africaine et la violence du système. Il est intéressant d’analyser comment ces auteurs de BD travaillent au départ de nombreuses archives. Avec ma collègue Sabrina Parent (ULB), nous étudions comment ils s’approprient les photographies d’archives et les recadrent/détournent/contextualisent pour créer le débat, garder un regard critique et une mise à distance par rapport au regard colonial. »

Caroline Dunski

Dans son œuvre  … and to those North Sea waves whispering sunken stories [Et ces vagues de la Mer du Nord qui murmurent des histoires englouties], présentée à Zeebrugge dans le cadre de la Triennale Beaufort 21, Sammy Baloji explore la manière dont l’exploitation actuelle des personnes, des matières premières et des terres plonge ses racines dans l’histoire coloniale. D’autres artistes africains et/ou issus de la diaspora africaine se sont emparés tôt de ces enjeux.

© Westtoer

Intersectionnalité et études postcoloniales : les origines d’une polémique

De cette exploration dans les territoires culturels de la décolonisation, émerge la nécessité de tenir compte des effets multiples du système colonial qui a produit et légitimé des inégalités basées, entre autres, sur la race, le genre et la classe sociale. Ces différentes inégalités qui se croisent et se cumulent sont prises en compte par la démarche de l’intersectionnalité, née aux États-Unis dans les années 80. Comme le post-colonialisme ou décolonialisme, qui considère que les rapports de domination de la période coloniale se poursuivent aujourd’hui, l’approche intersectionnelle fait aujourd’hui l’objet de réserves et de critiques, dont certaines servent des calculs politiques et idéologiques.

À titre d’exemple, en France, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche demandait au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de faire un bilan de l’ensemble des recherches afin de distinguer ce qui relève du « militantisme anti-blanc » ou « anti-Occident » et ce qui constitue de la recherche académique. Plusieurs centaines de chercheurs français ont réclamé sa démission, estimant qu’elle faisait « planer la menace d’une répression intellectuelle ». Dans une tribune signée dans le magazine Jeune Afrique, Nicolas Bancel et Pascal Blanchard titrent qu’il s’agit d’« une volonté de bâillonner les historiens ». Les deux historiens s’insurgent contre la volonté de marginaliser toute lecture critique du passé colonial de la France en dénigrant sa valeur scientifique. Néanmoins, comme d’autres intellectuels, les deux chercheurs condamnent également les guerres idéologiques menées par quelques militants décoloniaux radicalisés ou le mouvement des « Indigènes de la République ». Dans Le sanglot de l’homme noir, l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou « mettait en garde son fils ainé contre la tentation communautaire et la victimisation stérile (…) Un propos nuancé et autocritique perçu comme une trahison à la cause noire (…) mais qui témoigne d’une forme de sagesse et de courage dans un débat médiatiquement confisqué par les extrêmes : les amnésiques et nostalgiques rances à la Zemmour d’un côté, les idéologues de la repentance de l’autre »1. De leur côté, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel nous mettent en garde contre les postures idéologiques qui brouillent « notre capacité à porter un regard sans passion sur le passé colonial ».

C. Du.


1. Laurent Raphaël, « Les musées refléteront toujours la lecture binaire de notre histoire » in Colonialisme. De « l’œuvre civilisatrice » à l’heure des comptes, hors-série Le Vif/L’Express, Roularta, 2021, p. 161.

 

L’invisibilisation dans l’espace public ou médiatique est une réalité que connaissent la plupart des femmes. A fortiori lorsqu’elles subissent d’autres discriminations liées à leur identité, à la couleur de leur peau, à leur invalidité… Rencontre avec Lisette Lombé qui, par sa poésie sociale, combat de nombreuses discriminations.

LIRE LA SUITE