Arts et culture durables, un défi à relever

Le dernier printemps a vu fleurir des initiatives visant à instaurer des pratiques de diffusion culturelle plus écologiques. De l’écoconception aux déplacements en modes doux en passant par la mutualisation des ressources, les enjeux et leviers sont nombreux. Focus sur la mobilité.

Textes et photos : Caroline Dunski

Partage

Fondée en 2018, la Fédération des employeurs des arts de la scène (FEAS) réunit aujourd’hui plus de soixante opérateurs culturels reconnus par la Fédération Wallonie-Bruxelles : centres  scéniques, compagnies théâtrales, ensembles musicaux ou vocaux, lieux d’accueil… Fin mars dernier, bien que consciente que tout ce que ses membres pourront faire en matière d’écoconception ne représentera qu’une «  goutte d’eau dans l’océan de la montée des périls », la FEAS les réunissait pour construire un « Plan d’action concret » en faveur de meilleures pratiques du secteur des arts de la scène en matière d’énergie, d’alimentation, de numérisation, de mobilité, de partage des ressources.

En matière de mobilité, d’emblée, trois questions se posent concernant les types de déplacements. Comment les spectateurs, les spectatrices et le personnel se rendent-ils dans les lieux de travail et de diffusion ? Comment les programmateurs et programmatrices prospectent-ils pour construire leurs saisons ? Et, enfin, comment diffuser des œuvres, organiser la mobilité des artistes, des équipes et du matériel ? Les participants au colloque de la FEAS se sont notamment demandé comment ralentir les pratiques culturelles et les déplacements des artistes. Il a été question de revoir les longues tournées, de repenser le long séjour des artistes sur le territoire.

En octobre 2021, un réseau de projets culturels en mobilité douce naissait à Veynes, dans les Hautes Alpes françaises sous le nom d’Armodo. Devant le nombre grandissant de spectacles qui se déplacent à modes doux – à pied, à vélo, à cheval, en roulote ou en voilier – des équipes artistiques ont eu envie de se rencontrer pour réfléchir à la façon de réduire l’empreinte écologique du spectacle vivant et de faire évoluer leur relation aux territoires. La deuxième rencontre, organisée en mars à Larmoteau, en Gaume belge, a permis au réseau de réfléchir à sa structuration, à la mise en place d’outils de mutualisation de contacts entre ses membres, à la rencontre des publics et à l’approche particulière des spectacles en mobilités douces… En Brabant wallon, les artistes et animateurs qui portent La Marche des philosophes sont particulièrement sensibles à ces questions.

Concernant, pour les spectateurs, mais aussi pour les travailleurs du secteur et les artistes accueillis, la difficulté d’aller au théâtre et de retourner chez soi en transports en commun, les programmateurs sont conscients que leur prise sur ces questions est limitée. À défaut d’obtenir des sociétés de transports en commun qu’elles retardent l’heure des derniers bus ou trains, les théâtres et autres centres culturels pourraient changer les horaires de spectacle.

À Louvain-la-Neuve, le Vilar et la Ferme du Biéreau, désormais simplement appelée La Ferme!, connaissent bien ces préoccupations et les directeurs de ces deux institutions culturelles déplorent tous deux le retard pris par le Réseau Express Régional (RER) qui ne devrait être opérationnel que fin 2026. Devenu directeur du Vilar le 1er septembre 2021, le metteur en scène Emmanuel Dekoninck n’a pas obtenu de réponses positives de la part de la SNCB qui avançait l’argument de la sécurité pour ne pas prolonger l’offre en soirée. Du côté de la Ferme!, Gabriel Alloing souligne que « si on est bien connecté avec le Conforto qui relie Louvain-la-Neuve à Delta, il ne fonctionne ni en soirée ni le week-end. L’offre de transports en commun relève des pouvoirs publics. Nous pourrions réfléchir à mettre en place un système de covoiturage, mais cela nécessiterait un suivi très chronophage. »

De nombreuses alternatives ont aussi été évoquées lors du colloque de la FEAS : offrir la gratuité des transports en commun aux spectateurs, aller vers le public afin d’éviter qu’il ne se déplace, organiser des mutualisations, repenser le transport des décors par le réseau ferré ou la voie fluviale, imaginer des relais logistiques…

Une alternative : aller vers le public

Au démarrage de la Cop 27 le 7 novembre prochain, en collaboration avec le WWF et l’ASBL Lézards Cyniques, la Ferme du Biéreau lancera le « Radio des bois tour 2022 ». Ce projet de sensibilisation interactive s’adresse aux enfants de 7 à 12 ans et porte sur des thèmes aussi brûlants que la déforestation, le réchauffement climatique, la biodiversité, la disparition de nombreuses espèces animales, la pollution… Deux chanteurs-comédiens-animateurs se déplacent dans les écoles pour assurer des séances musicales de sensibilisation à ces thématiques. En plus d’interpréter les chansons, ils interagissent avec les enfants à l’aide d’un système de vote interactif, de manière amusante et dynamique. À l’issue des séances, le « Radio des bois tour » entend donner des clefs d’actions concrètes aux enfants, de manière positive et constructive, sans être anxiogènes. « On va dans les écoles pour éviter la question du déplacement des élèves. Alors évidemment, les deux artistes se déplacent, mais surtout, c’est moins compliqué que de déplacer 200 gamins. C’est une réflexion environnementale, mais aussi pratico-pratique et financière. Il y aura à peu près 50 séances étalées sur 25 jours et on va essayer de toucher 5000 enfants des six provinces francophones, jusque fin décembre, et puis on verra si ça continue. On a déjà beaucoup de demandes, mais il faut atteindre une taille suffisante pour que le déplacement en vaille la peine. Il y a beaucoup d’écoles intéressées, mais il n’y a pas toujours le nombre d’élèves suffisants. Il faudra alors soit qu’on trouve dans l’entité d’autres écoles intéressées et d’accord de se déplacer jusque-là, idéalement à pied ou, sur de courts trajets, avec des bus communaux. »

Rationaliser les déplacements, coordonner la diffusion

En ce qui concerne l’accueil de grands spectacles internationaux comme ceux du Ballet de Marseille qui nécessitent deux semi-remorques pour le transport de la technique et des décors, pour lisser l’impact d’un tel déplacement, le jeune directeur du Vilar a mené une collaboration avec d’autres structures belges, telle que le Théâtre National à Bruxelles et C’est Central, à La Louvière. « Cela ne fait pas encore partie des habitudes du secteur et cela nécessite de renoncer à certaines exclusivités qui étaient parfois désirées. Une autre solution est de rallonger les séries et d’accueillir plus longtemps. » Emmanuel Dekoninck souligne aussi l’initiative de certaines compagnies qui invitent les programmateurs d’un même pays à se coordonner pour fluidifier les tournées et éviter les allers-retours intempestifs.

Rénovation énergétique de bâtiments culturels

Les bâtiments culturels sont également très énergivores. La ministre de la Culture Bénédicte Linard (Ecolo) et le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles ont débloqué un budget de 31,7 millions d’euros pour la rénovation énergétique d’une série d’infrastructures culturelles de Wallonie. Deux types de projets pouvaient bénéficier d’une intervention dans le cadre d’un appel à projets adressé aux pouvoirs locaux et aux opérateurs culturels : les travaux de rénovation globale, permettant une économie d’énergie primaire d’au moins 30 %, et les travaux ponctuels d’économie d’énergie. Après analyses des candidatures déposées, 27 dossiers de travaux ponctuels et 37 dossiers de rénovation globale ont été sélectionnés dans le cadre du Plan de relance et de résilience européen. 

En Brabant wallon, trois dossiers ont été retenus pour un montant total de 2,1 millions d’euros. Le Théâtre des 4 mains à Beauvechain investira près de 60.000 euros dans l’installation d’une cinquantaine de panneaux photovoltaïques et d’une pompe à chaleur. Avec les subsides obtenus, le Centre culturel du Brabant wallon, installé à Court-Saint-Étienne, pourra entamer la rénovation énergétique du Foyer populaire et aménager l’arrière-scène en vue de créer une nouvelle salle de résidence pour les artistes, qui sera également mise à disposition des associations locales et bénéficiera aux artistes, qu’ils soient professionnels ou amateurs.

À Ottignies-Louvain-la-Neuve, c’est la Commune qui a introduit la demande de subsides pour la rénovation énergétique du Centre culturel. « Le projet est porté par la Ville depuis deux ans dans le cadre de Rénowatt, souligne Étienne Struyff, directeur du CCO. Nous allons d’abord rénover la toiture, placer des panneaux photovoltaïques, remplacer les châssis et installer une chaudière à bois qui alimentera plusieurs bâtiments communaux. La rénovation et l’isolation de la façade suivront. Obtenir la subvention dans le cadre de l’appel à projets permet de garantir que le projet pourra se faire. »

Hors du cadre de l’appel à projets, les institutions néolouvanistes ont aussi pris des mesures. La Ferme! est passée au LED, ce qui a diminué sa consommation d’électricité, mais elle n’a pas le droit de placer des panneaux solaires sur la toiture du bien classé. Si la grange a été bien isolée, Gabriel Alloing constate néanmoins une contradiction en termes d’exigences. « Quand il s’agit, par exemple, de ventiler, puisqu’avec le Covid on est prié de ne pas dépasser un certain taux de CO2, ce qui implique une ventilation assez puissante consommatrice d’énergie. Là on arrive au cœur du paradoxe de ces questions environnementales : jusqu’où va-t-on dans le confort et la santé des êtres humains, par rapport à l’intérêt de l’environnement ? »

La rénovation du Vilar a débuté en février dernier, avec la démolition d’un bâtiment initialement destiné à être un restaurant universitaire. Les travaux de construction du nouveau théâtre devraient être terminés en août 2023. En attendant, le théâtre brabançon fondé en 1968 par Armand Delcampe utilise lui aussi des projecteurs LED pendant les répétitions, ce qui lui permet de diviser sa consommation d’énergie par plus de dix. Cependant, malgré ses sollicitations, pour une série de critères de recevabilité, le théâtre brabançon n’a pu bénificier de la mise en œuvre du plan national pour la reprise et la résilience dans lequel s’inscrit l’appel à projets de la ministre de la Culture.

À pied, à vélo ou en roulotte, pour retrouver le contact humain

C’est la Compagnie des Chemins de terre qui a lancé le concept de Marche des philosophes en 2006, pour retrouver le goût du pavé et de l’agora, le cœur de la ville et les chemins de traverse, en parcourant à pied le parcours champêtre ou citadin qui mène d’un endroit de représentation au suivant. 

Cet été, du 5 au 16 juillet, la tournée se déroulait en Brabant wallon pour la troisième fois, à l’initiative du Centre culturel du Brabant wallon. « Le concept date d’avant le confinement, explique Christophe Rolin, coordinateur du projet. Il s’agit de contrer les tournées classiques dans lesquelles les artistes arrivent en camionnette, passent par la porte de derrière et croisent l’organisateur s’ils ont de la chance et l’accompagne au restaurant, par exemple. Timotéo a mis le système en place pour retrouver le contact humain. Cela implique de prendre le temps de vivre pleinement la tournée. »

Timotéo Sergoi, alias Stéphane Georis, est l’auteur du spectacle Ni cage ni nid, découvert lors des deux premières éditions brabançonnes. Il l’interprétait en compagnie de Chris Devleeschouwer. Depuis l’été 2021, le CCBW a ajouté la dimension zéro carbone au projet. Parce que si, lors de la première édition, les artistes se déplaçaient bien à pied d’un lieu de représentation chez l’habitant au lieu d’accueil suivant, leur matériel et la scénographie, eux, étaient toujours transportés en camionnette. Désormais, les artistes continuent de se déplacer à pied, et deux personnes travaillant au CCBW les précèdent à vélo avec remorque. « Quand on se déplace à pied ou à vélo, confie Christophe Rolin, on prend conscience du territoire parcouru. On voit d’où on part et où on arrive avec une plus grande acuité. On perçoit mieux les paysages, les gens, les lieux, les habitats groupés, les dynamiques locales… La Marche des philosophes, comme le projet Scène de villages, recréent l’esprit place ou café de village. Il y a aussi les échanges avec les gens qui nous accompagnent ou nous croisent. »

Dans une telle configuration, la posture de l’organisateur change également. Comme il est aussi en tournée, ses relations avec les artistes, les hôtes d’un jour et les publics sont différentes. En allant chez l’habitant ou dans des tiers-lieux, l’opérateur culturel touche parfois des personnes qui ne vont jamais au théâtre ou qui vont à Bruxelles pour voir des spectacles, mais ne poussent jamais les portes du centre culturel de leur commune.

Cette année, la conteuse Valérie Bienfaisant et le chanteur Bernard Masuire ont pris la relève de Timotéo et Chris, avec un spectacle ayant évolué en cours de tournée. Si les deux artistes ont effectué les premiers trajets ensemble, Valérie a dû continuer seule, Bernard s’étant blessé. Dans la seconde partie de l’aventure, Valérie a alors cheminé avec Hayden, stagiaire au CCBW. Pour la conteuse, c’était une tout première expérience de ce type. Valérie Bienfaisant « Ça m’a mise en relation avec l’ancienne manière de fonctionner avec des théâtres itinérants. Ça me touche de revenir à une authenticité dans la relation avec les gens, la nature et les organisateurs. Ça m’a donné envie d’organiser moi-même des spectacles en mobilité douce. C’est un concept généreux pour tout le monde, autant pour le public et les artistes que pour les personnes qui accueillent. Il y a un plaisir partagé dans la simplicité de la rencontre, avec de vraies découvertes humaines. Le fait que les personnes aient mis le soin dans l’accueil, gonfle un sentiment d’amour qui existe dans l’hospitalité qu’on trouve encore dans certaines cultures et dans les traditions du théâtre itinérant et des saltimbanques. Cela me semble tout aussi jubilatoire pour les spectateurs qui rencontrent les artistes hors des quatre murs du théâtre. Être chez les gens, avec les voisins qui parfois se rencontrent pour la première fois, c’est assez attendrissant. Pour les artistes, ça renforce le sentiment d’offrande. »

Le soir de l’avant-dernière étape, à la Chapelle de Verre de Fauquez, Valérie a retrouvé une connaissance qui a cheminé avec elle. « Claire connait son coin comme sa poche et avait plaisir à nous faire connaitre la forêt qu’on a traversée. Elle nous en a appris un bout sur cette forêt achetée par un groupe de citoyens. Pendant le périple, nous avons aussi rencontré un homme qui fait des conférences gesticulées et, en quittant Chaumont-Gistoux, nous étions avec Rinaldo et son petit chien. Marcher, aller d’un point à un autre avec une ou quelques personnes à ses côtés, c’est assez agréable, même si c’est plus contemplatif de faire cela seule. »